L’apprentissage : qui freine ?
Il aurait bien voulu monter sur l’échafaudage, mais cela lui était interdit. Un jeune apprenti Français de plus de seize ans mais de moins de dix-huit ans devait rester très… terre à terre. ce décret d’interprétation très franco-française interprétant d’une façon extrêmement drastique une directive européenne, ne lui permettait pas d’apprendre à plus d’un mètre du sol. Sur la base de la même directive, l’Allemagne autorisait, et autorise toujours sous réserve de dispositifs de protection, des travaux jusqu’à trois mètres de hauteur…
Comme il se doit, la mesure était pavée de bons sentiments. Il convient en effet de tout faire pour éviter une chute. Ainsi, l’apprentissage dont on déplore, depuis plusieurs décennies, le faible développement en France est entravé par des réglementations de toutes sortes (ne pas monter sur un échafaudage avant 18 ans…), fruit des cogitations, bien intentionnées mais hors sol, de parlementaires ne connaissant pas l’entreprise ou de fonctionnaires zélés du ministère du Travail. Nouvelle marque de désinvolture ou prise de conscience soudaine, les mêmes fonctionnaires du ministère du Travail, rédacteurs du décret d’interdiction, reviennent sur l’ouvrage quelques mois plus tard pour écrire un nouveau décret inverse au premier. Ouf, les apprentis agriculteurs français peuvent à nouveau monter à l’échelle pour les récoltes fruitières. Cette erreur, même corrigée tardivement, a eu un impact sur le nombre d’apprentis en baisse en 2013. Le développement de l’apprentissage concentre le niveau bac ou plus, le nombre d’élève rentrant en apprentissage après la troisième n’a cessé de baisser depuis dix ans.
La situation n’est pas si anecdotique que cela. Nombre de mesures déconnectées de la réalité pourraient être évitées si une préparation des lois et décrets en amont recueillait et prenait en compte l’avis de ceux qui sont au plus près des réalités : chefs d’entreprises, organisations syndicales responsables et les jeunes.
Ainsi, si les premiers concernés ne sont pas ou peu écoutés, les intermédiaires de toutes sortes débranchent les porte-voix et squattent les fonctions décisives. Particularité française, toute ouverture de section d’apprentissage doit passer sous les fourches caudines de la double autorisation du rectorat et du conseil régional. Autant d’intervenants à multiplier par autant de régions, sans qu’aucune coordination entre tous ne soit mise en place faute d’en avoir organisé le dialogue. Les conséquences sont connues : chaque région et rectorat promeuvent leurs propres critères, mettent en avant tel ou tel diplôme, titre ou certificat, sans aucune logique globale et nationale. Ce n’est pas tout, si les organismes collecteurs de taxe d’apprentissage avaient atteint le nombre de cent-quarante au fil des décennies, ils sont encore, suite à la réforme de 2013, quarante à œuvrer sur le même champ l’année suivante. Beaucoup de monde pour de bien piètres résultats malgré une augmentation des financements publics de plus de 50 % amorcée dès 2 000 et atteignant en 2012 plus de 600 millions d’euros.
En attendant que les autorités publiques s’accordent, l’image de l’apprenti pâtit d’un trop faible niveau de recrutement. L’apprentissage est élargi avec succès à l’enseignement supérieur, mais le nombre d’apprentis au CAP s’effondre. L’équation économique s’avère insuffisante. Psychologie des jeunes, des parents, et des chefs d’entreprises reste irréductible aux chiffres. Souvent vécu comme orientation par défaut à la fin du collège, l’apprentissage n’est pas valorisé par les enseignants et donc par les familles. De leur côté, les artisans, débordés, échaudés parfois par l’impossibilité de se séparer d’un jeunes pas toujours allant au travail, ne veulent consacrer ni le temps ni le risque de former un jeune qui une fois pleinement opérationnel, ne restera pas. La fonction de parrainage, et d’initiation à la vie adulte, autrefois assurée par la tradition de rendre aux jeunes le service reçu des anciens, n’est plus inscrite dans l’équilibre subtil des droits et des devoirs envers la société. A l’autre bout de la chaîne, la mauvaise image pourtant injustifiée de l’apprentissage ne valorise pas le jeune, ne créant pas toujours appétence et assiduité. Enfin, l’incohérence de l’enseignement glorifiant globalement l’abstraction est une trappe à la réussite. Le Conseil d’analyse économique appuie là où ça fait mal en insistant sur le « poids des enseignements académiques tels que le français où les mathématiques » y compris pour les niveaux de qualification les moins élevés.
Ainsi, le taux d’échec en, cours d’apprentissage avoisine 40 % des jeunes inscrits en CAP . Ainsi, malgré les multiples plans de relance, l’apprentissage baisse en France. Et fortement, – 5,4 %, tandis que les inscriptions en CAP chutent de 8 % et en Bacs Pro de 15 %… Même l’Education Nationale s’en émeut, reconnaissant que le passage du cursus d’apprentissage de deux à trois ans pourrait avoir détourné certains employeurs rebutés par cette longueur de temps . N’était-il pas possible de s’en aviser avant ? Les pouvoirs publics et le législateur ne pouvaient-ils se tourner vers les employeurs avant de modifier une règle ressentie comme une contrainte supplémentaire ? L’absence de dialogue est généralisée. Pas un sujet n’y échappe. A croire que les seules décisions dignes de ce nom seraient celles marquant un pouvoir de coercition. De quoi lasser chacun et nourrir le renoncement des chefs d’entreprise et des jeunes eux-mêmes.
Ce qui en Allemagne, en Suisse, en Autriche reste de l’ordre de la tradition, de l’intérêt bien compris du monde des entreprises n’est pas encore entré dans les mœurs françaises. Que peut l’Etat, que peuvent les Régions maitres d’ouvrage en matière de formation professionnelle, pour faire évoluer les mentalités, à commencer par les leurs et accepter que le sujet puissent être concerté en amont avec les entreprises ? Probablement, du temps et de l’implication dans la question de désinsertion des jeunes des banlieues et du risque consécutif pour certains d’embrigadement mortifère. Les évènements dramatiques de janvier 2015 peuvent permettre une prise de conscience. Sera-t-elle suffisante ? Oui si l’horizon économique s’éclaircit en perspectives d’activité. Oui si décideurs politiques, administratifs et économiques reconnaissent l’importance de ne pas laisser les jeunes sur le bord de la route. Oui, si le dialogue est posé sans a priori et sont dépassées les postures : une autorité publique rejetant l’échec sur les entreprises, des entreprises frileuses d’avoir été échaudées, des intermédiaires publiques régionaux déconnectés, des jeunes démobilisés… La conjugaison de bons chiffres des carnets de commande et des mots que le sursaut citoyen a fait revenir sur la scène médiatique sont pour le moins des conditions nécessaires à l’inversion souhaitable des comportements à court terme.
L’adaptation des contenus théoriques des formations en alternance, que ce soit en apprentissage ou sous contrat de professionnalisation, sera le complément indispensable à ce mouvement. Cette adaptation nécessitera un dialogue constructif entre enseignants issus de l’université et formateurs au sein de l’entreprise.