En transposant la directive européenne du 23 octobre 2019, la loi du député Sylvain Waserman, adoptée le 16 février 2022, renforce la protection des lanceurs d’alerte, consacrée déjà en 2016 par la loi »Sapin 2″. Sa mise en œuvre nécessitera sens de l’équilibre et vigilance dans les respects des droits de tout citoyen, à la lumière d’une longue histoire, entre devoir civique et délation.
Le siècle Périclès voyait en tout Grec dénonciateur du moindre fruit dérobé un facteur de rétablissement de l’harmonie civile. La France, se voulant comme souvent avant-gardiste, entre dans le XXIe siècle en héroïsant le lanceur d’alerte. Elle fait école, l’Union Européenne suit. Tout un chacun n’a dorénavant plus qu’à bien se tenir…
A l’origine de la délation…
Dans la Grèce antique, le Sycophante ou sukophantês, désigne le dénonciateur des voleurs de figues (du grec sûkon, « figue », et phainen, « faire voir »). Mais à Athènes, il fait référence plus généralement à celui qui formule une accusation lorsqu’il juge qu’une injustice a été commise ; un acte et même un devoir dans une société qui promeut la confiance, considéré alors nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie. La Grèce antique n’avait pas encore professionnalisé la fonction de procureur. Il revenait alors à tout « bon citoyen » le devoir de pallier ce manque sans lequel il n’est de rétablissement possible d’harmonie, paix et concorde dans le corps civique.
Autres temps, mais aussi autres mœurs, l’institutionnalisation d’un principe de dénonciation du délinquant est, aujourd’hui toujours très en vogue dans les hauteurs des placides alpages helvètes, en tout cas plus que sur les rivages méditerranéens. Perçu en principe comme indissociable de la « société de confiance », le délateur se comprend en Suisse en tant qu’une sorte d’auxiliaire de justice, poursuivant un idéal collectif de transparence. L’approche se veut pragmatique. Elle peut néanmoins être nuancée, appréciée comme une quasi constante manifestation de diverses suspicions. En effet les risques de dérives ne sont pas nouveaux. Déjà, le terme finit chez les Grecs par s’appliquer plus spécialement aux citoyens qui faisaient un usage abusif, voire professionnel, de l’accusation publique, dénonçant les citoyens riches afin d’obtenir une part de leurs biens…
La délation : devoir moral et acte de civisme, sous condition…
Le mot latin delatio : dénonciation, plainte, accusation, correspond à une délation de serment, à une demande, en cours de procédure, adressée à une partie afin qu’elle jure de la réalité ou de la véracité d’un fait. Pourrait-on voir dans cette définition une certaine contribution à la démocratie ?
Relisons Montesquieu, à cet effet : « À Rome, il était permis à un citoyen d’en accuser un autre. Cela était établi selon l’esprit de la République, où chaque citoyen doit avoir pour le bien public un zèle sans borne, où chaque citoyen est censé tenir tous les droits de la patrie dans ses mains (…) »
Ainsi la délation pourrait être morale et même qualifiée de véritable « acte de civisme » ? L’individualisme latin que nous connaissons aujourd’hui aurait-il avantage à s’inspirer de cette traduction qui prend par exemple en Suisse une forme pouvant aller jusqu’à être le témoignage d’un certain « courage civique ». Là-bas, la majorité en effet justifie cette délation, instituée en principe admissible et admis, par le sentiment partagé que tous les citoyens sont à la fois propriétaires et responsables du pays, c’est-à-dire « du commun ». «
Et donc si d’aucuns s’apprêtent à outrepasser le droit, c’est au détriment de tous.
La délation : caractéristique des régimes totalitaires…
D’autres régimes ne s’arrêtent pas en si bon chemin, faisant de la délation un principe, non plus de simple citoyenneté, mais de gouvernement. La Chine l’a théorisé à force de pratiques, la Corée du Sud l’a professionnalisé, donnant à la délation le statut de métier à part entière. Plus circonstancié mais sans moins de pragmatisme, le Brésil en fait un outil de rédemption pour le délinquant espérant ainsi quelque remise de peine. Les USA, bien sûr, ne sont pas en reste, conférant à la dénonciation d’une cause répréhensible le caractère d’un acte civique rémunéré. Quant au Canada ou au Chili par exemple, l’État y dédie un numéro de téléphone spécial à la « délation civique ».
Des valorisations ou stigmatisations, mouvantes…
Ainsi dans l’histoire de la dénonciation/délation, selon les périodes, depuis l’antiquité, on assiste simultanément et/ou successivement à une valorisation et à une stigmatisation de pratiques différenciées. Par exemple, sous l’inquisition ou lors de la Révolution française, sous Vichy, sous le maccarthysme, les différentes approches du concept de délation témoignent de continuités mais aussi de ruptures, tout en s’appuyant sur des invariants.
Au-delà de ces multiples mises en application, plus ou moins acceptées ou subies, la délation suscite quoi qu’il en soit très généralement hostilité et réserve. Les dictionnaires français la qualifient généralement de « dénonciation intéressée, méprisable, inspirée par la vengeance, la jalousie ou la cupidité ». Cette définition correspond bien à la perception d’une grande partie des citoyens, notamment au traumatisme, encore vivace pour les plus anciens, des dénonciations qui eurent lieu pendant la guerre de 39-45.
« Délation » versus « dénonciation »
Dénonciation ou délation sont-elles similaires ? On l’a vu plus haut, la délation a une connotation négative dans un pays comme le nôtre où l’individualisme prévaut. En revanche la dénonciation, elle, est admise si qualifiée de « vertueuse », tandis que qualifiée de « calomnieuse » elle constitue en droit français un délit puni par le Code pénal. Ainsi la dénonciation d’un crime ou d’un délit s’impose à « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions […] est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs » (art. 40, al. 2 CPP).
La frontière entre dénonciation consistant à révéler l’existence d’une situation contraire à la morale, et délation qui aboutit à dénigrer ou calomnier l’autre, sont ténues… prévaut semble-t-il, l’intérêt général versus un intérêt particulier…
Lanceur d’alerte, un acteur reconnu par la loi
Pays pionnier avec le Royaume-Uni, la France est saluée par Bruxelles pour la loi dite Sapin II de décembre 2016, relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation économique, qui introduit notamment la notion de « lanceur d’alerte ». Elle s’inscrivait en prémices à la directive européenne du 16 décembre 2019 établissant des règles et des procédures cette fois aussi pour protéger les « lanceurs d’alerte. L’Art. 122-9 stipule en effet que « n’est pas pénalement responsable la personne qui porte atteinte à un secret protégé par la loi, dès lors que cette divulgation est nécessaire et proportionnée à la sauvegarde des intérêts en cause, qu’elle intervient dans le respect des procédures de signalement définies par la loi et que la personne répond aux critères de définition du lanceur d’alerte prévus à l’article 6 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique ».
Lanceurs d’alerte et/ou délateurs, quelles limites ?
Jusqu’où les lanceurs d’alertes nouveaux héros ou traîtres fossoyeurs de la démocratie peuvent-ils agir sans déstabiliser une démocratie ? Qu’en disent les uns et les autres ? Un livre d’histoire, destiné aux terminales, dans la collection de manuels collaboratifs co-écrits par une communauté de 4 000 professeurs, éditée par « le livrescolaire.fr », tente une réponse : « lanceur d’alerte, c’est un acte solitaire qui implique énormément de risques, comme de perdre son travail, ses revenus, devenir une sorte d’apatride, se retrouver en prison, et parfois, même, finir par le suicide. […] Le résistant a une démarche commune avec le lanceur d’alerte. Au moment où il choisit de résister, la légalité est la dénonciation des Juifs. La loi est illégitime, mais c’est la loi à ce moment-là. Les gens sortent de la légalité pour défendre la démocratie. » (Sic !)
Suit une précise liste de préconisations qui décrit les différentes étapes de la dénonciation. Alerte 1) en interne, 2) des autorités compétentes, 3) sans réponse au bout de trois mois, publique ; Au travers notamment des médias, des réseaux sociaux… Il est cependant précisé qu’à tout moment le Défenseur des droits peut être saisi… Et en conclusion l’élève doit se prononcer, (après une somme d’indications dont on peut contester la neutralité), sur « le lanceur d’alerte » : un Héros ?
La loi organique n°2016 1690 du 9 décembre 2016 relative à la compétence du Défenseur des droits pour l’orientation et la protection des lanceurs d’alerte prévoyait que celui-ci est chargé « d’orienter vers les autorités compétentes toute personne signalant une alerte dans les conditions fixées par la loi, de veiller aux droits et libertés de cette personne ». Jacques Toubon en décembre 2019 précisait que « ce qui est en jeu à travers l’alerte, c’est la lutte contre la corruption et toutes les conduites irrégulières, mais c’est tout autant la liberté d’opinion et d’expression. Toute démocratie doit savoir garantir la meilleure protection à ses lanceurs d’alerte ».
Paradoxes des exigences de transparence
Sommes-nous dans l’excès, en termes d’exigences de transparence, tous azimuts ? Certains commencent à le penser. Les lanceurs d’alerte est-il dit, ne peuvent s’affranchir des lois. Cependant la tentation existe… Nombre d’entre eux aujourd’hui apprennent à s’organiser et le caractère solitaire de démarches qui s’inscriraient dans le seul intérêt général est parfois discutable. Les nouvelles technologies en particulier donnent à tous la faculté d’être autant de lanceurs anonymes, de procureurs sans mandat et sans retenue, de contempteurs subjectifs et prompts à mettre tout un chacun à l’index. La plupart agissent-ils de la sorte comme d’utiles contre-pouvoirs ? Alors que la révélation d’un scandale (pseudo ?) peut avoir de multiples effets qu’il est important de porter à la connaissance et de qui de droit et à bon escient.
Et excès …
Même si la diffamation « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé », cf article 29 loi du 29 juillet 1881, est réprimée par la loi, souvent le mal est fait. L’initiatrice du célèbre #balancetonporc, condamnée par la chambre de la presse du tribunal de grande instance de Paris pour diffamation a ainsi incité le mouvement #MeToo à des dénonciations qui se sont avérées parfois bien ambigües.
Quoi qu’il en soit, d’une part, nul n’est considéré coupable avant d’avoir été jugé, de l’autre, nul n’est censé ignorer la loi. Les deux piliers de la démocratie et de la garantie des droits du citoyen sont ébranlés. Le mouvement suit une pente sur laquelle glisse la présomption d’innocence et prospèrent suspicion et dénonciation érigées en héroïsme. La loi des suspects reprise à bon compte par les Saint-Just auto-patentés n’est pas loin. Certes, certains propos plus modérateurs commencent à se faire entendre. L’ancien député socialiste de l’Aisne, inlassable pourfendeur du dispendieux train de vie de l’État, actuel président de l’Observatoire de l’éthique publique (OEP) est de ceux là… Tandis que l’ONG « Transparency international » dénonce une « remise en cause de mesures essentielles à la transparence », que décrient des parlementaires, « les ayatollahs de la transparence qui nuisent à l’économie », René Dosière n’est pas loin de convenir avec le philosophe Pierre-Henri Tavoillot que « le droit s’est retourné contre l’État en produisant des abus de contre-pouvoir. » Imagine-t-on en Russie, en Chine ou dans tout autre État totalitaire, des lois sur la transparence ?
Au tour de Pierre-Henri Tavoillot de dénoncer le glissement vers un dévoiement certain de la pratique civique : « nous l’exigeons : dans les actes, les comptes, les coulisses, les alcôves, les lits même, et au plus profond des pensées, forcément mauvaises, des gens qui nous gouvernent. Et aussi pour tous les puissants, les riches, les visibles, et pour tous les autres en général ! N’avons-nous pas le droit de tout savoir sur tout et sur tous ! N’est-ce pas cela la démocratie ? N’est-ce pas cela l’égalité ? » La question est posée. Elle ne trouvera sa réponse que dans le débat ; si débat il y a.
Dans son concept, comme dans sa pratique et ses limites, la délation relève du conditionnement des esprits plongés dans un environnement social et temporel spécifique. Le dénonciateur devient-il – est-il déjà devenu ? – le produit d’un façonnement du « bon sujet », du citoyen « conforme » ? Avec la transparence, écrivait le regretté Guy Carcassonne « la discrétion [devient] suspecte, la pudeur maladive, l’opacité illégitime, le secret monstrueux ».
En conclusion disons que si alertes et dénonciations , dès lors qu’elles sont non calomnieuses sont utiles à l’exerce sain de notre démocratie, sachons garder mesure. Un excès de transparence pourrait bien conduire à commenter la gloire et la décadence des « sociétés de procureurs»,
Aude de CHAVAGNAC & Nadia FRONTIGNY
Membre de l’Institut Chiffres & Citoyenneté